LIPOGRAMMES Jacques Arago, 2d
de JACQUES ARAGO (1853)
L'édition du Curieux voyage autour du monde donne au lecteur l'information liminaire suivante :
AVIS
Un jour on discutait devant Jacques Arago de l'emploi des lettres de l'alphabet dans les caractères d'imprimerie. Parmi les remarques qui furent faites, on constata que les lettres E et A étaient celles qui revenaient le plus souvent dans les mots.
Je vous défierais bien, dit une des gracieuses assistantes, à Jacques Arago, d'écrire une relation à grands traits de votre voyage autour du monde, sans employer une seule fois la lettre A.
Huit jours après, Arago envoyait à cette personne le récit qui fait l'objet de ce volume.
Pour le punir de ce qu'elle appelait «son escapade» la belle inconnue lui répondit par une lettre dans laquelle elle trouva moyen de ne pas employer une seule fois la lettre C. - Elle le traitait de fou et terminait en lui disant : Voici ma réponse sensée.
Les personnes qui auront pris quelque plaisir à lire le récit d'Arago et qui voudraient recevoir la réponse sensée (sans C), n'ont qu'à adresser 30 centimes en timbres-poste, à M. A . Leclerc, 13, rue Champollion, à Paris.
On voit que le jeu du LIPOGRAMME (choix de ne pas utiliser telle ou telle lettre dans un texte) était pratiqué bien avant les recherches expérimentales de l'OU.LI.PO et de Georges Perec...
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FRAGMENT 1 : ORIGINAL
Chère bonne, vous êtes bien impérieuse, bien despote, comment voulez-vous qu'une plume docile inscrive ici, sur votre ordre, un récit fidèle des vicissitudes de nos courses, puisque je dois subir le frein qui m'est si cruellement imposé ? Que désire le coursier numide ? Les brumeux horizons, les steppes et le désert : prêtez-moi donc plus de liberté, si vous voulez que je n'oublie rien des périlleuses difficultés de cette route si longue et si rude qu'on nous prescrit de sillonner.
Dès que nous eûmes quitté le port, un vent très sec et très peu courtois nous tint en éveil, et nous nous vîmes forcés de louvoyer sous les ordres et l'oeil d'un pilote qui, routier intelligent et fort silencieux, nous dit enfin bonsoir en vue des côtes de Cherbourg.
Soumis comme un écolier qui redoute le fouet, je ne puis vous dire le nom de cette lourde quille qui nous porte, nous berce et nous torture, lorsque, depuis quelques heures seulement, nous piétinons sur son entre-pont boueux. Toutefois, souvenez-vous du nom d'un infortuné roi d'Ecosse que les historiens ont jugé si diversement et qui mourut en exil, et dès lors vous devinerez celui que je vous dérobe.
RÉÉCRITURE : lipogramme en "o"
Chère nurse, tu es bien impérieuse, bien tyrannique. De quelle manière espères-tu qu’une plume malléable inscrive ici, sur ta demande, un récit fidèle des vicissitudes de mes allées et venues, puisque je suis tenu de subir le frein qui m’est si cruellement requis ? Que désire le messager numide ? Les brumeuses perspectives, les steppes et le désert : prête au narrateur ainsi plus de liberté, si tu as envie que je ne néglige rien des périlleuses difficultés de ces chemins si infinis et si rudes que tu me prescris de naviguer.
Dès que j’eus quitté l’embarcadère, un vent très sec et très peu aimable me tint en éveil, et je me vis affecté à des zigzags suivant les directives et le regard d’un capitaine qui, navigateur intelligent et bien silencieux, me dit enfin adieu en vue du quai de la ville française.
Résigné pareil qu’un débutant qui craint la cravache, je ne puis te dire le titre de cette quille surchargée qui m’entraîne, me berce et me martyrise, tandis que, depuis quelques heures seulement, je piétine sur l’espace entre les deux passerelles fangeuses. Cependant, retiens le titre d’un malheureux seigneur du pays des Celtes que les archivistes avaient jugé si diversement et qui s’éteignit en exil, et ainsi tu devineras celui que je te masque.
Inés Aguilar, 2d 2
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FRAGMENT 2 : original
Des femmes jeunes, vieilles, hideuses, jolies, rousses, blondes, brunes, sveltes, dodues, sont près de nous, les unes sous le joli costume de leur sexe ; les plus timides, sous les ridicules vêtements d'homme. Eh bien ! j'éprouve une rêverie sombre et une poétique tristesse, lorsque je les entends, le coeur oppressé, les prunelles humides, interroger d'une lèvre inquiète leurs voisins sur les périls du météore qui gronde et couche notre voiture neptunéenne sur un de ses côtés, et secoue ses courbes solides comme si Dieu lui eût dit : Voici le cercueil qui doit t'engloutir.
Près de moi, voltigent, rient et trébuchent sous le roulis vingt-cinq ou trente jeunes gens pleins de coeur, de droiture et d'énergie, tous fils de Lutèce, qui visent de l'oeil Monte-Rey et qui brûlent de compter entre leurs doigts les délicieuses pépites de ce sol privilégié qui semble nous fuir, et que nous sommes si désireux d'interroger.
RÉÉCRITURE :
PARCOURS MONDIAL lipogramme en "e"
Il n’y avait pas trois nanas, ni cinq, ni huit, mais pas mal plus, dont on pourrait fournir moult qualificatifs.
On vit au pays lointain, hors d’ici lorsqu’on l’ouït, la nana, sanglotant , sachant qu’il y avait un mauvais climat, sachant qu’on pourrait mourir sous un bout du trois mâts.
Non loin d’ici, pas mal d’ados, Parigots loyaux, actifs, doux, allant au nord d’Acapulco, voulant l’or, sont là : riant, sautant, jouant, tombant.
Sébastien Dupont de Dinechin, 2nde 2
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FRAGMENT 3 : original
Vous les nommer est impossible, vous les verrez un jour, et, comme moi qu'ils chérissent en retour de mon estime pour eux, vous leur sourirez, chère, si vous voulez les rendre complètement heureux.
De l'or, des concerts, des voitures et des sourires, c'est tout ce qu'ils cherchent, c'est tout ce qu'ils veulent ; tout ce qu'ils envient... Et moi, donc !
Je ne dois point oublier qu'un de nos hommes, un de nos meilleurs, le plus intrépide peut-être, est tombé d'une vergue, et que tout ce que nous pouvons lui donner en ce jour, ce sont des pleurs et des prières... Priez comme nous... ce fut un excellent coeur, que nous pleurerons longtemps.
Vous ne vous ferez point une idée précise de l'ennui des courtes et rigides bordées que nous courûmes sur les flots où se mirent les têtes chevelues des Pyrénées, dont le côté opposé touche le golfe de Lyon ; si redouté des petites bicoques qu'il soulève tels que des flocons de duvet.
Nous étions presque tous comme des étourdis, honteux de nous être livrés nous-mêmes, pieds et poings liés. Enfin, nous fîmes contre fortune bon coeur, et nous courûmes vers des régions moins élevées.
De l'or, des concerts, des charrettes, et des bonheurs béats, c'est tout ce que les gens cherchent, c'est tout ce que les gens veulent; tout ce dont ces gens rêvent...Et ma personne ?
Je ne peux ne pas me rappeler qu'un de ces hommes, un des plus forts, le plus courageux peut-être, est tombé d'une vergue et que tout ce que nous pouvons donner en ce jour à cet homme, ce sont des pleurs et des pensées...Pensez comme nous...Ce fut un excellent coeur, que nous pleurerons longtemps.
Vous ne pouvez penser exactement aux courtes et dures bordées que nous courûmes sur les flots où se posèrent les têtes chevelues des Pyrénées dont le côté opposé touche le golfe de Lyon; tellement redouté des maisonnettes que soulèvent ces montagnes tels des flocons de duvet.
Nous fûmes presque tous comme des assommés, honteux de nous être rendus nous-mêmes les membres attachés. Nous échangeâmes contre fortune bon coeur, et nous courûmes vers des zones plus basses.
Victoria Fabre, 2d 2
FRAGMENT 4 : original
Ici notre curiosité fut souvent et vivement réveillée : des requins, des souffleurs, des bonites qui luttent de vitesse ; plus loin, et quelquefois plus près, contre le bord même, des mollusques si curieux, si singuliers, si divinement festonnés qu'on ne peut guère dire si ce sont des poissons, des fucus ou des bouquets de fleurs.
Les mers sont opulentes pour les géologues et les zoologistes, chère petite ; elles offrent des études si fécondes que je ne puis comprendre qu'elles ne soient point sillonnées plus souvent.
Pourquoi tenter de vous donner une esquisse de ces splendides levers et couchers de soleil en présence desquels on s'incline dévotement et qui enseignent une religion ? Vous diriez que Dieu se dévoile ici environné de tous ses sublimes prestiges ; pour eux seuls, croyez-moi, on se félicite de s'être mis en route, et l'on oublie que les déjeuners et les dîners sont les moments les plus douloureux du bord. Toujours ou presque toujours du cochon, dur non seulement comme des tiges, bien plus encore, comme des semelles de bottes, puis du boeuf de même étoffe, des pois ou d'ignobles légumes privés de sel et d'huile et du biscuit que des dents de requin... Chut ! silence ! en voici un bien plus gros que tous ceux que nous vîmes hier, on lui présente un émérillon, il frétille, il court, il mord... pincé ! nous dînerons comme des Lucullus.
RÉÉCRITURES :
*lipogramme en "e"
MANUSCRIT SANS « LUI »
Ici, la passion nous picotait: Cornus, Tiburos, dauphins, thons brisant nos flots ; plus loin, ou pas, sur du roc, Buccins, Cymatiums, Nostocs sont soit poissons, soit fucus, soit ramassis floraux …
Thalassa fait toujours plaisir aux mordus du vivant : pourtant, si abondant soit-il, l’azur n’attrait point.
Marc Freixas, 2d 2